vendredi 26 août 2016

Veillée

Trilogie de la maison 2/3

C'était l'été, nous passions nos vacances en famille, à la campagne, dans la maison. Nous étions isolés, loin des routes goudronnées. Il n'y avait, comme seul moyen d'accès, que des chemins de terre, truffés d'ornières, tapissés d'herbe, parfois boueux.

La maison se trouvait au centre d'une vaste propriété, entourée d'arbres touffus. Aux alentours : des champs, des prés. Encore plus loin, de grandes forêts où nous allions souvent nous promener. Nous rapportions des champignons dans un panier : trompettes, bolets, girolles… Nous les mangions le soir, préparés en omelette.

Nous nous rendions à pied ou en vélo au hameau le plus proche pour chercher, à la ferme, du lait et des œufs. Au bout du chemin qui menait au hameau, il y avait une boîte aux lettres, où nous déposions notre courrier. Nous aimions écrire : nous envoyions des cartes postales, des lettres, des petits cadeaux, des paquets. Nous aimions bien aussi en recevoir !

Quand arrivait le facteur, c'était toujours un grand bonheur. Nous entendions le ronronnement caractéristique de son moteur—d'abord indistinctement puis de plus en plus nettement—, jusqu'à voir apparaître sa deux-chevaux au détour du chemin. Il s'avançait jusqu'au seuil de notre maison, venait à nous, en messager d'ailleurs, porteur de bonnes nouvelles, détenteur de trésors.

À l'intérieur de notre domaine, nous avions un jardin, un verger, des bosquets, une prairie, une mare, une balançoire, un bac à sable, un enclos avec des tortues, un appentis où étaient entreposés les outils de jardinage, de bricolage, et nos vélos. Dans un environnement pareil, nous ne pouvions pas nous ennuyer !

Il y avait toujours quelque chose à faire, un endroit où aller. Et quand bien même nous ne faisions rien, nous pouvions rêvasser, allongés dans l'herbe ou juchés sur un arbre, à contempler le ciel, avec ou sans nuages, le nez au vent. Nous vivions proches de la nature, nous étions loin de tout, nous entendions vibrer le monde.

Il y en a eu des étés passés là-bas, dans la maison, à la campagne. Puis les choses ont changé. Au fil des années, ils se sont espacés, ils ont disparu, ils ont cessé d'être. Et près de quarante ans plus tard, ces étés se sont mélangés jusqu'à n'en faire plus qu'un : l'été de mon enfance.

De toutes ces journées, il m'est resté tant de belles choses : la joie de cultiver un jardin rien qu'à moi, les jeux avec mon petit frère, mes jeux en solitaire avec mes poupées, les moments de lecture et de sieste, l'écriture de lettres ou de petits poèmes, les balades en forêt, les virées à vélo, les sorties à la piscine, les grands travaux d'aménagement de la maison réalisés par mon père, le goût du fromage blanc préparé par ma mère, les repas en famille, les melons et les guêpes, les gaufres et les crêpes, les soupes aux légumes du jardin, les veillées à la lueur des bougies et des lampes à pétrole…

Il fut un temps où nous vivions, dans la maison, sans eau ni électricité. C'est de ce temps-là, le plus ancien mais aussi le plus singulier, dont je me rappelle le mieux. Nous allions chercher de l'eau dans un puits qui se trouvait tout près de la maison et nous la rapportions dans des seaux, charriés par une brouette. Pour l'eau potable, nous prenions la voiture jusqu'à une source, dans la vallée, à cinq bons kilomètres. Nous en revenions avec des jerricans lourds et ventrus, remplis à ras bord.

Les WC, très rudimentaires, se trouvaient dehors, cachés dans un sous-bois. Il y avait une cuisinière au gaz, un poêle à bois, un garde-manger grillagé placé dans un endroit frais, une radio à piles que nous écoutions plutôt le matin. J'ai eu, plus tard, mon propre petit poste de radio, que je pouvais écouter à loisir dans ma chambre.

Le soir, après manger, nous faisions une petite promenade sur les chemins autour de la maison, pour digérer, avant de nous coucher. Le chat nous accompagnait parfois.

Quand la table était débarrassée, la vaisselle lavée, essuyée, rangée, nous pouvions rester à l'intérieur et organiser une veillée. Ma mère préparait une tisane, mon père sortait la mallette de jeux de société, mon frère et moi nous mettions en pyjama, nous nous lavions les mains, le visage et les dents…

Nous étions prêts pour une partie de petits chevaux, de jeu de l'oie, de dominos. Ma mère, mon petit frère sur ses genoux, était gaie et enjouée ; elle riait de bon cœur, blaguant gentiment, taquinant, chantonnant. Nous lancions vigoureusement les dés, animés par l'envie de gagner. Nous avancions volontiers nos pions, mais rechignions à les faire reculer !

Nous étions là tous les quatre, réunis autour de la vieille table en bois, au centre de l'ancienne étable, éclairés par une lumière douce, un peu floue. Elle nous enveloppait d'un voile chaud, orangé, laissant les murs de pierre flotter dans l'ombre, avec le froid du soir. Nous étions bien ensemble, nous étions si proches ! C'est là, à la veillée, que s'est forgée en moi et à jamais mon idée du foyer : simple, aimant, rassurant.

C'est là d'où je viens, c'est ce dont je suis faite, c'est ce que je suis. Ces quelques pauvres années de vie familiale se sont cristallisées autour de cette image tranquille, joyeuse de la veillée ; elles m'ont assez marquée pour que je continue aujourd'hui d'y puiser. Car à la source, se trouve le bien le plus précieux et le plus rare de l'existence.

C'est là, pour moi, qu'est ancré le bonheur, dans ce tableau désuet, un peu naïf, d'une famille rassemblée le soir après dîner, autour d'un jeu de société. J'ai la sensation que bien après l'arrivée de l'électricité, nous avons continué à nous éclairer aux bougies et aux lampes à pétrole, quand nous faisions une veillée.

« Veillée » a été publié précédemment sur Hautetfort sous le titre « La veillée ».

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