mercredi 24 août 2016

Pèlerinage

Trilogie de la maison 3/3

Au bout du chemin, il y a la maison. Mes meilleurs souvenirs sont là-bas, de l’autre côté de la barrière en bois, derrière le rideau d’arbres. J’arrive en voiture, je m’arrête, j’oriente mon regard vers sa silhouette familière. Il se peut que je ne descende pas. Tout au plus, je coupe  le moteur et je reste là, à inspecter les alentours, à me nourrir de mon passé.

Tout est ici, rien n’a vraiment changé. Il y a toujours des moutons et des vaches dans les prés, toujours des buissons de ronces le long des clôtures. De nouvelles habitations se sont construites de part et d’autre du chemin, mais la maison reste isolée, au milieu de son écrin arboré et verdoyant.

Souvent les larmes me viennent, le chagrin monte en moi, alors je m’en vais. Mais je reviens toujours. De toute ma vie, je n’en aurai jamais vraiment fini avec cette maison, c’est comme ça. C’est écrit au plus profond de mon âme et de mes tripes. C’est gravé à jamais sur sa façade et dans chacun de ses murs.

Il m’arrive parfois de m’approcher plus près. S’il n’y a personne, une impulsion soudaine peut me faire décrocher la fine attache en fil de fer qui retient la barrière en bois, et pénétrer dans la propriété. Je n’ai jamais eu l’impression de faire quelque chose de mal. Les propriétaires sont absents et la fermeture n’est finalement que symbolique, il en était déjà ainsi du temps où nous habitions là.

C'est toujours un peu chez moi. Je ne peux ôter ce sentiment d’appartenance, cet endroit représente le meilleur de ma vie. Je me suis toujours donné le droit d’aller voir la maison de près, comme au cimetière me recueillir sur la tombe d’êtres chers. Ici, ce que je pleure n’est pas palpable. Il n’y a que moi pour entendre et pour voir ce qui a depuis bien longtemps disparu.

Je marche sur le chemin dont la courbe gracieuse me mène jusqu’à la robuste porte en bois, surélevée par une marche en pierre. En levant la tête, je contemple ce chien-assis, derrière lequel j’avais ma chambre, autrefois, sous les toits ; là où, les matins d’été, je me réveillais avec une vue imprenable sur le jardin, le verger, les prés, les champs, la forêt.

J’étais la princesse d’un royaume enchanté. Le chat miaulait, en bas. Pour aller lui ouvrir, je devais descendre par l’abrupt escalier fabriqué par mon père, tourner la grosse clé dans la serrure, lever le lourd loquet de fer avant de tourner la poignée. C’est toujours le même système d’ouverture, la même serrure, probablement la même clé.

Sur la droite, le petit barbecue en pierres a maintenant disparu. Je me souviens, lors d’une de mes premières expéditions, y avoir miraculeusement trouvé une clé de la maison. Bien cachée sous une pierre, elle n’attendait que moi. Ce jour-là, je m'étais donné le droit d’entrer. À l’intérieur, j’avais foulé les tomettes repeintes en rouge, jeté un coup d’œil sur l’ancienne chambre de mes parents, du temps où ils dormaient encore ensemble.

Je me suis souvenue des veillées en famille : assis autour de la table, dans la grande pièce principale, nous jouions aux petits chevaux à la lueur des lampes à pétrole. J’ai eu une pensée émue pour le vieux four à bois, sur lequel ma mère faisait cuire des gaufres dans des moules en fonte. J’ai repensé au temps où nous vivions ici sans électricité, ni eau potable.

C’était comme un jeu, c’était toujours l’été, il faisait toujours beau, nous étions en vacances. Ce jour-là, après ma visite à l’intérieur de la maison, j’ai remis la clé à l’endroit même où je l’avais trouvée. Aujourd’hui, je me reproche cette honnêteté car cette clé, finalement, je l’aurais bien gardée.

Un peu plus loin sur la gauche, il y a une terrasse en briques rouges avec une imposante construction en ciment : le nouveau barbecue. La clé y serait-elle cachée ?

De ce côté, la maison s’est agrandie. Elle s’est pourvue d’une magnifique véranda en arc de cercle, garnie de grands fauteuils en osier. À l’intérieur, le mur où autrefois ma mère faisait pousser des lupins, des glaïeuls et des lys, accueille l’âtre d’une cheminée.

À l’arrière de la maison, il y a toujours cet appentis en bois construit par mon père, où il rangeait tous ses outils, son matériel de jardin et nos bicyclettes. Nous faisions de longues promenades sur les chemins et sur les routes en emportant de l'eau et notre goûter. Mon petit frère était derrière mon père puis, plus tard, il a eu son propre vélo.

Derrière la maison, le sentier serpente toujours dans le petit bois. Il y fait sombre et j'aperçois une petite fille, dans sa cabane, qui joue avec ses poupées. Chacune repose dans son berceau, la dînette est disposée sur une cagette retournée qui sert de table. Une fois les poupées endormies, elle se lève silencieusement, prend son vélo et pédale jusqu’à son frère, qui joue aux voitures dans le tas de sable, un peu plus loin.

Leurs parents sont dans le jardin, son père s’occupe des arbres, sa mère ramasse des petits pois. Bientôt, maman l’appellera pour qu’elle l’aide à préparer le repas. Cet après-midi, si le temps reste au beau, papa a promis d’emmener la famille à la piscine. Elle scrute le ciel, redoute l’arrivée de gros nuages qui annuleraient la sortie…

Les nuages se sont amoncelés pendant des mois et des années, au-dessus de la maison. Ma mère a trouvé, pour ses vacances, des endroits moins retirés et bien plus amusants, en compagnie d’un homme qui n’était pas mon père. Un été, dans la maison, mon père a invité une amie, qui dormait avec lui, dans la chambre, à la place de ma mère. J’ai fini par ne plus venir. Je n’étais bien nulle part, même plus ici. Un jour, ils ont vendu la maison. Mon enfance est partie avec.

La boucle est bouclée. Je me retrouve dans le chemin que j’ai emprunté pour arriver, sous les noisetiers, là où la voiture était toujours garée. Avant de repartir, je respire profondément en embrassant la maison et ses alentours d’un long regard.

Je prends un peu de mon enfance qui reste là, intacte. J’en ai besoin pour vivre, c'est tout ce que j'ai trouvé pour continuer d’avancer. Je reviendrai toujours.

« Pèlerinage » a été publié précédemment sur Hautetfort sous le titre « La maison ».

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