Souvenirs musicaux
Ce vendredi soir-là, avec I, nous
avions décidé d’aller danser au Saint. Après l’avoir récupérée à la gare de
l’Est, je lui ai proposé de passer le début de la soirée chez moi. Nous avons
fait un long trajet en métro jusqu’à la station Rue de la Pompe, pour nous
retrouver dans cette chambre de bonne exiguë, aux conditions de vie spartiates,
dans laquelle se déroulait ma vie d’étudiante.
Je n’avais pas eu cours, cette
semaine. Un mouvement de protestation étudiante avait pris de l’ampleur au fil
des jours, ma fac était en grève. Les revendications concernaient le retrait
d’une grande réforme de l’enseignement supérieur. J’avais du mal à adhérer.
J’ai toujours été réticente pour protester, manifester. Je n’ai jamais aimé crier
dans la rue pour défendre telle ou telle cause, la foule me fait peur.
Je m’étais quand même laissé
convaincre de participer à la grande manif du jeudi. En fin de journée, aux
Invalides, il y avait eu des affrontements violents avec les CRS ; ils avaient
utilisé des grenades lacrymogènes, des personnes avaient été gravement
blessées. Cette situation de chaos m’angoissait terriblement. Le lendemain, je
n’avais pas renouvelé l’expérience, mais j’avais écouté la radio : les
mouvements de colère continuaient, les tensions étaient toujours très fortes
entre les CRS et les manifestants. Et les casseurs ajoutaient au désordre.
J’ai sorti les gâteaux apéritifs,
servi à boire à I : j’avais acheté du gin et du soda. Nous nous sommes
installées sur mon lit pour discuter. Sur le magnétophone à cassettes, se
succédaient les musiques sur lesquelles nous danserions, tout à l’heure, au
Saint : Joy Division, The Cure, Depeche Mode, Siouxsie And The Banshees, The
Sisters Of Mercy, Bauhaus…
Un peu plus tard, j’ai proposé à
I de prendre des coupe-faim qui avaient l’effet d’amphétamines quand ils
étaient conjugués à l’alcool. Nous avons avalé les cachets avec un dernier
verre de gin tonic. Il était temps d’y aller. Nous avons pris le métro jusqu’à
la station Saint-Michel.
Nous sommes sorties du métro, en
direction du bar-tabac où nous voulions acheter notre provision de cigarettes
pour la nuit à venir. Là, nous avons senti que la situation n’était pas
normale ; des gens couraient partout, on entendait les sirènes, il y avait
de la fumée… Confusion générale. L’effet des speeds commençait à se faire
sentir et nous ne voulions qu'une seule chose : aller danser au Saint.
C’est de l’intérieur du bar-tabac
que nous avons vu les premiers CRS à moto. L’un conduisait tandis que l’autre,
à l’arrière, jouait de la matraque pour disperser les gens, sur le trottoir. Le
passage ininterrompu de ces équipages démoniaques provoquait une véritable
panique. Des passants choqués venaient se réfugier dans le café ; nous avions
migré tout au fond, priant pour que tout cela s'arrête, c'était d'une violence
inouïe.
Mais nous étions programmées pour
aller au Saint : lorsque la situation a paru se calmer, nous avons couru
jusqu’à l’entrée, quelques rues plus loin. Nous n’étions pas les seules à avoir
trouvé refuge ici, beaucoup de danseurs étaient sur la piste. Nous nous sommes
mises, nous aussi, à danser, pour oublier l’ambiance de guerre civile qui
régnait à l’extérieur. J’étais heureuse de pouvoir me donner, corps et âme, sur
la musique que j’aimais. L’ingestion des cachets me rendait beaucoup plus
communicative, je n’avais plus d’inhibition, plus de timidité, j’engageais
facilement la conversation.
Ce fut une bonne soirée, vu sous
cet angle. Nous avons attendu la fermeture du Saint pour remettre les pieds
dehors. Tout semblait calme. Nous avons pris le métro pour retourner chez moi,
accompagnées d’un garçon et d’une fille avec lesquels nous avions sympathisé
pendant la nuit. L’heure était aux croissants et au café.
Nous sommes restés ensemble une
partie de la matinée, personne n’avait sommeil. Puis nos nouveaux amis sont
partis, nous avions échangé nos numéros de téléphone. C’est plus tard dans la
matinée que nous avons appris la gravité des événements de la nuit, qui
s’étaient soldés par la mort d’un jeune homme, Malik Oussekine.
Il y a eu retrait total du
projet, la fac a repris, mais les blessures sont restées vives pour tout le
monde, pendant plusieurs mois. Un soir, j’ai reçu un coup de téléphone d’un
garçon qui disait m’avoir rencontrée au Saint, ce vendredi soir de décembre
1986. Il se souvenait être venu chez moi, après ; il avait envie de me revoir
et me proposait de passer la soirée avec lui.
Je me souvenais à peine de lui,
je n’avais pas envie de sortir, j’étais déjà en pyjama, je lui ai demandé de me
rappeler une autre fois. Il ne l’a fait que bien plus tard : j’avais eu le
temps de décrocher le DESS de psychologie du travail et d’embrayer sur un DEA,
histoire de prolonger, encore, la vie d’étudiante dans laquelle je me sentais
plutôt bien. Cette fois-ci, j’ai dit oui. Je l’ai invité à passer chez moi le
soir-même.
Je n’avais gardé de lui qu’un
souvenir très flou. J’ai donc été agréablement surprise par l’arrivée de ce
beau garçon, grand, mince, au visage fin, souriant. R avait de magnifiques yeux
bleus, de belles lèvres charnues et les cheveux châtains coupés en brosse. Il
portait un pull à col roulé noir, un jean et des chaussures à grosses semelles
de crêpe.
J'ai préparé deux verres de gin
tonic. Il était impressionné par ma collection de cassettes et de vinyles ;
j’avais une chaîne hi-fi, maintenant. Je lui ai proposé de lui faire écouter
mes groupes préférés. Poésie Noire, Martin Dupont, Trisomie 21, Charles de
Goal, Clair Obscur, Réseau d’Ombres…
Pour accentuer l’effet du gin,
j’ai roulé un joint. Plus la soirée avançait, plus R me plaisait. J’ai enclenché
la cassette de "Clan of Xymox" et je lui ai souri, venant m’asseoir
tout près de lui. Les titres se sont enchaînés les uns après les autres, tandis
que nous nous nous rapprochions tendrement. Il a dormi chez moi.
Le lendemain matin, à la fac,
j’étais dans un état d’euphorie rare ; je trouvais tout le monde sympa, j’avais
envie de discuter avec tout le monde. Quelque chose d'inattendu s’était
présenté sur mon chemin. R avait promis de me rappeler.
Nous nous sommes revus, souvent
chez moi, souvent très tard. Il travaillait dans un hôtel, quittait aux
alentours de minuit, arrivait vers une heure du matin… Solitaire et indépendante,
les modalités de cette relation me convenaient. J’étais heureuse comme ça, nous
passions de bons moments ensemble, c'était ce qui m'importait.
Quand la nuit était déjà bien
avancée, nous écoutions "Clan of Xymox", ses musiques étranges,
majestueuses, intemporelles. Sur l’autre face, il y avait "Medusa",
autre album de Xymox. L’atmosphère y était la même, onirique et fabuleusement
orchestrée, mêlant harmonieusement les cordes et les instruments électroniques.
Une heure trente de petits chefs
d’oeuvre délicatement façonnés. Avec l’autoreverse, nous pouvions même passer les
deux albums en continu. R m’a demandé de lui faire une copie de la cassette.
Nous l’écoutions toujours quand il venait chez moi.
Les choses ont duré entre nous
comme elles devaient durer, un jour il a quitté Paris pour un nouveau job dans
le Sud, on ne s’est plus revu… Plus tard, j’ai acheté "Clan Of Xymox"
et "Medusa" en CD, pour le confort d'écoute. J’ai tout de même gardé ma
vieille cassette, comme témoin d’un temps révolu.
Le chant douloureux des guitares,
les martèlements de basse, les envolées symphoniques, la puissance sophistiquée
des machines m’arrachent toujours autant les tripes.
Dis, te souviens-tu de la
cassette que j'avais faite pour toi ?
À lire sur ce blog :
(Trois concerts de Jad Wio,
Minimal Compact 1988, Jamais dans le cadre, De JS Bach à Joy Division,
Charlélie Couture, Supertramp, Food for Thought…)
À lire aussi sur Hautetfort :
(Le secret de Patrice, Impasse du
Levant, Laure aimait la vie)
(La veillée, Révélation, La
maison)
(Enola Gay, Blood Sugar Sex
Magik, Faith, Is this Love, Rodolphe Burger à l’île de Batz, Angie, The Needle
and the Damage Done, Pyromane, London Calling, Perfect Kiss, Exposition,
Christian Death le 1er novembre 1988)
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